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Le mouvement des Lumières
Denis Diderot (1713-1784)
Le neuveu de Rameau (1762)
Un singulier Personnage
Rien ne dissemble plus de lui que lui-même. Quelquefois il est maigre et hâve comme un malade au dernier degré de la consomption ; on compterait ses dents à travers ses joues, on dirait qu'il a passé plusieurs jours sans manger, ou qu'il sort de la Trappe. Le mois suivant, il est gras et replet comme s'il n'avait pas quitté la table d'un financier, ou qu'il eût été renfermé dans un couvent de Bernardins. Aujourd'hui en linge sale, en culotte déchirée, couvert de lambeaux, presque sans souliers, il va la tête basse, il se dérobe, on serait tenté de l'appeler pour lui donner l'aumône. Demain poudré, chaussé, frisé, bien vêtu, il marche la tête haute, il se montre, et vous le prendriez à peu près pour un honnête homme. Il vit au jour la journée ; triste ou gai, selon les circonstances. Son premier soin le matin, quand il est levé, est de savoir où il dînera ; après dîner, il pense où il ira souper. La nuit amène aussi son inquiétude: ou il regagne, à pied, un petit grenier qu'il habite, à moins que l'hôtesse ennuyée d'attendre son loyer, ne lui en ait redemandé la clef ; ou il se rabat dans une taverne du faubourg où il attend le jour entre un morceau de pain et un pot de bière. Quand il n'a pas six sous dans sa poche, ce qui lui arrive quelquefois, il a recours soit à un fiacre de ses amis, soit au cocher d'un grand seigneur qui lui donne un lit sur de la paille, à côté de ses chevaux. Le matin il a encore une partie de son matelas dans ses cheveux. Si la saison est douce, il arpente toute la nuit le Cours ou les Champs-Élysées. Il reparaît avec le jour à la ville, habillé de la veille pour le lendemain, et du lendemain quelquefois pour le reste de la semaine. Je n'estime pas ces originaux-là ; d'autres en font leurs connaissances familières, même leurs amis. Ils m'arrêtent une fois l'an, quand je les rencontre, parce que leur caractère tranche avec celui des autres, et qu'ils rompent cette fastidieuse uniformité que notre éducation, nos conventions de société, nos bienséances d'usage, ont introduite. S'il en paraît un dans une compagnie, c'est un grain de levain qui fermente et qui restitue à chacun une portion de son individualité naturelle. Il secoue, il agite ; il fait approuver ou blâmer ; il fait sortir la vérité, il fait connaître les gens de bien ; il démasque les coquins ; c'est alors que l'homme de bon sens écoute et démêle son monde.
EXPLICATION:
Introduction :
Le neveu de Rameau ne fut jamais publié pendant la vie de Diderot et il fut connu grâce à la traduction allemande qu’en fit Goethe 21 ans après la mort de l’auteur. L’œuvre se présente comme un dialogue entre Jean-François Rameau et Diderot, introduit par la présentation du personnage et coupé par des réflexions de l’auteur. Cette présentation prend comme cadre le café de la Régence, place du Palais-Royal, rendez-vous des joueurs d’échecs et lieu où Rameau aborde Diderot.
I/ L’apparence du neveu de Rameau
a)La contradiction du personnage directement annoncée
La courte phrase qui marque le début de la description annonce directement la contradiction du personnage. Cette phrase a un rythme brutal qui permet à Diderot de la rendre indiscutable. Pour obtenir ce rythme, Diderot invente un mot ‘dissemble’ qui est moins pesant que la forme correcte « n’est dissemblable ». Ce mot associé à la négation ‘ne que’ crée une double négation marquant l’aspect contradictoire du neveu de Rameau. ‘Rien’ insiste sur cet aspect : le neveu présente en un seul être plus d’oppositions qu’il ne peut exister entre deux êtres distincts les plus différents.
b) Jeu d’alternance
Tout le passage suivant, qui signale les oppositions du personnage à travers quelques exemples précis, est construit sur un jeu d’alternances.
- On remarque d’abord l’alternance des indications temporelles à long terme (‘quelquefois’, ‘le mois suivant’) ou plus rapide (‘aujourd’hui’, ‘demain’)
- Le texte insiste sur l’alternance dans l’apparence du personnage :
1) L’opposition dans le physique se fait entre deux extrêmes (maladie ‘au dernier degré de la consomption’ et opulence). ‘Maigre et hâve’ s’oppose à ‘gras et replet’. Les raisons sont exprimées par des formules hypothétiques assez proches pour accentuer l’opposition :
§ ‘gras et replet’ répond à ‘maigre et hâve’
§ le malade s’oppose au bon vivant installé à la ‘table d’un financier’,
§ ‘la Trappe’ (couvent où les moines suivent des règles très strictes) s’oppose au ‘couvent de Bernardins’ (où les moines ont la réputation de beaucoup manger).
2) L’opposition dans l’aspect vestimentaire qui induit l’opposition dans la manière de vivre. Ici encore la correspondance entre les termes est rigoureuse :
§ Au ‘linge sale’, la ‘culotte déchirée’ et les ‘lambeaux’ s’oppose l’adjectif ‘bien vêtu’.
§ ‘tête basse’ / ‘tête haute’,
§ ‘il se dérobe’ / ‘il se montre’.
§ Au mendiant (‘aumône’) s’oppose l’honnête homme (qui désigne à la fois l’honnête homme au sens moral et l’homme distingué et qui sait se tenir comme il faut).
Cependant les contradictions dans l’aspect vestimentaire n’atteignent pas les extrêmes du physique comme le montre l’emploi de ‘à peu près’. En effet le neveu a le costume de l’homme de la société mais n’a pas sa classe d’un véritable honnête homme.
II/ La vie aléatoire du personnage
Cet aspect de sa personnalité est introduit par ‘il vit au jour la journée’ : Rameau prend la vie comme elle vient. Il ne décide pas de ce qu’il fait comme le montre ‘selon les circonstances’.
a) Occupations vitales
- Tout ce qui préoccupe réellement le neveu est de rester en vie et il ne cherche donc qu’à satisfaire ses besoins vitaux. ‘Son premier soin’ est de pouvoir manger. Cela lui occupe son esprit toute la journée ‘quand il est levé’, ‘après dîner’.
- Quand la faim n’est plus un problème, c’est un autre problème matériel qui se pose : il cherche où dormir pour ne pas mourir de froid (quand il fait chaud, il reste dehors). La recherche d’un endroit où dormir est plus difficile comme le montrent les longues phrases. En effet le neveu de Rameau a plusieurs possibilités pour dormir et il doit trouver laquelle sera possible le soir. Le choix de ce lieu dépend de sa richesse comme le montre la gradation : un peu d’argent pour se payer quelque chose dans une taverne ou plus rien (demande de l’aide)
L’habit propre tous les jours n’est pas vital et n’a donc pas d’importance pour Rameau. Il se change quand il est a l’occasion (‘quelquefois’) sans se soucier du temps qu’il faudra attendre comme le montre la gradation (‘lendemain’, ‘semaine’)
b) Le parasite
Les différentes étapes de sa journée sont marqués par des changements de lieux qui sont ses habitudes(‘où il dînera’, ‘où il ira souper’, ‘petit grenier’, ‘taverne’, ‘fiacre’, ‘sur de la paille’, ‘le cours’, ‘les Champs-Élysées’). L’insistance sur la diversité des lieux fait du neveu un parasite vivant de l’utilisation des autres.
III/ L’opinion du narrateur
a) Une opinion qui n’est pas bien déterminée
Après la description précise des habitudes du neveu de Rameau, on sait que le narrateur l’a beaucoup observé et peut donc donner une opinion précise à son propos. La phrase « je n’estime pas ces originaux-là » qui marque le début de ce que pense le narrateur, semble donner son avis définitif par la brutalité du rythme et par le sens péjoratif que prend ‘ses originaux-là’. Si Diderot lui refuse son estime, c’est peut-être car il voit en Rameau l’image de ce qu’il aurait pu devenir s’il n’avait pas lui-même abandonné la vie de bohème. Cependant, le narrateur n’est pas si catégorique dans son jugement car il ne blâme pas ceux qui ‘en font leurs connaissances familières’. La suite montre que le terme ‘originaux’, qui semblait dépréciatif, rend le neveu de Rameau, ainsi que les autres vivant comme lui, une personne importante dans la société car l’« homme de bon sens » doit l’écouter. Il est donc finalement estimable aux yeux du narrateur.
b) L’importance des originaux
L’originalité de Rameau lui donne son importance au sein de la société comme le montre l’insistance par ‘tranche’, ‘rompent’.
Aussi bien dans leur mode de vie que dans ce qu’ils disent, les originaux ne respectent pas les règles définies par la société. Et en se montrant en public, ils poussent les autres à comprendre que tous les hommes ne se ressemblent pas et à remettre en question leurs habitudes qui créent la ‘fastidieuse uniformité. Ils permettent ainsi à chacun de retrouver une personnalité en supprimant le nivelage créé par la société.
Conclusion
Le neveu de Rameau nous est présenté ici à travers ses actions comme un bohème et un parasite vivant au jour le jour et suscitant la compassion.
Pourtant ce personnage joue un rôle essentiel dans la société : il est un stimulant qui remet en cause les principes et les habitudes.
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